018- La vie au-delà de la limite raisonnable

Mon père est mort un 22 juillet de 1996. Il y a déjà plus vingt-sept ans qu'il nous a quittés. Il est mort en pleine inondation au Saguenay. Il est mort d'un coup, sans que personne ne s'y attende. Et à sa mort j'ai pleuré comme je ne l'avais pas fait depuis longtemps. Ma mère l'a suivi quelques années plus tard, morte au bout de trois mois de souffrance. Nous étions épuisés de prendre la route pour Shawinigan, de sorte que son départ s'est avéré un soulagement. Cela n'enlève pas la peine, bien entendu. Mais le coup porte moins fort qu'une mort subite à l'âge de soixante-six ans, l'âge que moi-même j'aie aujourd'hui. D'ailleurs, à partir de demain, je vais considérer que j'aurai dépassé mon père en âge. Ce dépassement ne peut m'empêcher de penser à ma propre finitude. Nul ne sait à quel moment elle surviendra. Une amie l'a appris à ses dépens quand, atteinte d'une maladie soudaine et incurable à l'âge d'à peine soixante-cinq ans, elle a demandé - et obtenu - l'aide médicale à mourir. Elle mourra à la fin de cet été. Malgré la vie qu'elle a menée, elle n'aura pas dépassé mon père mais, si je comprends bien ce qu'elle m'a dit, elle aura égalé son propre père, décédé dans des circonstances analogues.

La question qui brûle les lèvres mais que personne n'ose poser est celle-ci : vaut-il la peine de vivre très longtemps ? Personnellement, je crois que, une fois qu'on a atteint l'espérance de vie, cela ne représente plus d'intérêt de poursuivre l'existence alors que le corps - et souvent l'esprit - accentue son déclin au point où il nous porte plus, où même la formulation d'une pensée cohérente s'avère difficile. Certes, l'espérance de vie est une valeur statistique souvent trompeuse, par ailleurs, car d'aucuns estiment qu'elle n'a de sens que si nous calculons les années de vie en santé. Vous voyez, même certains spécialistes de l'administration des services de santé vont dans le même sens que moi. Cela renforce cette conviction qu'on ne devrait pas vivre au-delà d'une limite raisonnable, limite que nous laisserons volontairement floue parce qu'elle n'est pas la même pour tout le monde. En effet, l'inégalité entre les hommes et les femmes de ce monde, malgré toutes les politiques sociales adoptées depuis plus d'un siècle en Occident, s'avère toujours une réalité. Certains naissent dans des milieux plus favorisés que d'autres, certains vivent plus en santé que d'autres, certains ont des dispositions intellectuelles et physiques plus importantes que d'autres et, bien entendu, certains vivent plus longtemps que d'autres. Soit, c'est ainsi, et si les choses se sont globalement améliorées depuis une soixantaine d'années, le fait est que l'inégalité entre les individus persiste et que nous n'y pouvons pas grand chose. Cela nous amène à poser une autre question, analogue à la première : est-ce si important, au fond, de vivre une dizaine d'années de plus que son voisin ? Si vous êtes Mozart, sans doute aurait-il été intéressant de vivre au-delà de l'âge de trente-cinq ans, même si ces hommes d'exception finissent souvent à l'asile, à l'instar d'Émile Nelligan.

Du point de vue de la religion chrétienne, la vie est sacrée, peu importe la dégradation du corps ou de l'esprit. On ne touche pas à la vie humaine qui doit suivre son cours jusqu'à son ultime moment. En effet, le christianisme considère que la vie est sacrée. Cette conviction est fondamentale car elle découle de la croyance en un dieu créateur qui accorde la vie à chaque être humain. Puisque la vie est un don précieux de Dieu, elle doit être respectée, protégée et valorisée et ce, de la conception jusqu'à la mort. C'est pour cette raison que l'avortement et l'euthanasie sont considérés comme contraires aux enseignements chrétiens, car ils mettent fin à la vie de manière volontaire. Toujours selon la doctrine chrétienne, chaque individu est créé à l'image de Dieu, ce qui confère une dignité intrinsèque à chaque personne, quelle que soit sa condition.

Malgré ma sympathie culturelle envers le catholicisme, doctrine du christianisme dans le respect de laquelle mon père a vécu, je ne renie pas ma pensée exprimée ci-dessus : l'individu ne devrait pas vivre au-delà d'une limite raisonnable. Et je complète cette pensée par un principe fondamental : l'individu peut décider du moment de sa mort, peu importe les raisons qui justifient ce choix. Si ce choix a pour conséquence qu'il abandonne ses enfants, qu'il cause une peine profonde à ses proches, il en assumera les conséquences. Si Dieu n'existe pas, s'il n'y a rien au-delà de la mort, le niveau de conséquences ne sera pas le même, car il n'ira pas brûler dans les feux éternels de l'enfer... Toutefois, il laissera un souvenir pitoyable chez les personnes qui l'auront connu et qui se sentiront légitimer pour le maudire, pour le mépriser, car un homme qui n'assume pas ses responsabilités ne sera jamais autre chose qu'un vaurien.

Juillet 2023


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