Note 36

Parler une langue que l’on ne parle pas est une pièce radiophonique entre documen- taire et poésie sonore, relatant l’expérience de l’apprentissage du français par des per- sonnes migrantes. Dans le récit de leurs migrations se dessine ce qui se joue à la fois linguistiquement : comment sonne une langue en construction ? Politiquement : dans quel contexte sociétal apprend-on une langue en tant que migrant.e ? Et plus intime- ment : comment se vit cet apprentissage dans ce contexte particulier ?

Sabir, Taibeh, Fkadu, Galima et Reina suivent un cours de français langue étrangère au sein de l’espace du Maître Mot. À travers leurs phrases incomplètes, leurs balbutie- ments ou leurs silences apparaît une musicalité de la parole qui cherche encore ses agencements. En jouant ainsi avec le rythme et les sonorités, la fragilité d’une parole ou la puissance d’évocation d’un mot, nous cherchons à approcher ce qui ne se perçoit pas directement lorsque quelqu’un nous parle : un monde invisible l’accompagne.

Encore aujourd’hui, on ne sait pas exactement quand ni comment est apparu le lan- gage. S’il existe bien une multitude de mythes et de théories scientifiques, une part de mystère subsiste. Il y a 200 000 ou 100 000 ans ? À partir d’une seule langue ou de plusieurs ? Parmi ces inconnues, l’état des lieux des connaissances actuelles souligne dans quelle mesure l’évolution du langage est indissociable de l’histoire des migra- tions et de notre désir de sociabilité. L’immense majorité des plus de 6.000 langues parlées à travers le monde aujourd’hui provient de seulement 12 familles linguistiques communes1. C’est ainsi que nombre de pays qui sont éloignés de milliers de kilomètres ont en réalité des langues qui ont une même origine.

Que ce soit avec l’indo-européen ou les multiples variations de créoles, les migra- tions n’ont jamais cessé d’impacter les évolutions du langage humain. À travers son histoire, essentiellement coloniale, le français a lui été particulièrement exposé à ces possibilités de métissages, de variations. La langue que l’on entend à Bruxelles n’est pas la même que celle que l’on peut entendre à Marseille, Alger ou Kinshasa. S’il est in- déniable que l’enseignement des langues coloniales a servi d’instrument pour asseoir la domination sur les pays colonisés et ainsi permis d’enrichir nos pays occidentaux, qu’en est-il maintenant de celles et ceux qui n’ont pas bénéficié de ces richesses revi- ennent vers nous ? Quelle relation voulons-nous construire avec elleux ? Quel regard poser sur le passé et l’héritage colonial de nos pays ?

En 2013, alors que nous étions étudiant·e·s, le combat initié par la communauté afghane afin d’obtenir l’asile et de lutter contre les expulsions à constitué pour nous une première confrontation à ces questions. Les rencontres faites alors, et toutes les autres depuis, n’ont cessé de les nourrir et d’interroger nos pratiques artistiques. Comment parler de la migration et du rapport à l’altérité en tant que personnes blanches, héritières d’un imagi- naire colonial à déconstruire ? Cette question ainsi qu’une aspiration à explorer le cadre de la langue qui en découle sont à l’origine de ce projet.

Quand bien même l’apprentissage du français et l’oralité de la création sonore ouvre la possibilité pour les apprenant·e·s de se faire entendre et de faire connaître qui ils et elles sont, ce double processus n’est pas exempt d’enjeux qui interrogent. La représentation de l’autre étant un des pivots du procédé colonial, nous portons une responsabilité de ne pas prepétuer ce que nous voulons par ailleurs dénoncer en filigrane de ce projet. Tout en étant conscient que nos regards ne sont pas totalement à l’abri de l’imaginaire issu de l’histoire coloniale, nous souhaitons nous inscrire dans une démarche de décolonisation en interrogeant autant que possible notre pratique artistique à cet égard.

Dans cette volonté, nous souhaitons faire en sorte d’établir des rapports les plus horizon- taux possibles avec les apprenant·e·s avec lesquels nous nous sommes choisis mutuel- lement et qui constituent les personnages de la pièce. Cela signifie la mise en place d’un atelier de cartographie sonore et d’écriture visant à prendre le temps de la rencontre et à partager avec eux des outils permettant de s’approprier la pièce et intervenir directement dans sa construction. Dans notre approche et dans notre écoute, cela signifie tenter de déjouer les clichés ethniques, désamorcer la tentation de l’exotisme et essayer de bous- culer la perspective de notre universalisme occidental. Cela signifie également, jouer avec le rapport entre le·la réalisateur·trice et son sujet en renversant les rôles et en retournant les micros vers nous pour être interrogés à notre tour.

En définitive, il s’agit pour nous de ne surtout pas parler à la place de celles et ceux que nous voulons faire entendre mais de parler avec elleux, à leurs côtés et d’instituer ensem- ble un espace de rencontre le plus ouvert possible de sorte que la langue ne soit pas un instrument de domination mais bien de socialisation et de curiosité pour l’autre.

« Comment être soi-même sans se fermer à l’autre et comment s’ouvrir à l’autre sans se perdre soi-même ? » La pensée d’Édouard Glissant2 trace un chemin particulier vis-à-vis des questions liées à l’altérité. S’il est toujours possible pour chacun·e de tenter de rat- tacher son identité à une racine unique, le cheminement imprévisible du monde, tend, lui, vers toujours plus de complexité et donc d’identités aux racines multiples. Les concepts d’opacité et de poétique de la relation qu’il construit en réponse et à partir de ce constat, sont au coeur de notre démarche.

Dans la mesure où les apprenant·e·s sont issu·e·s de cultures différentes de la nôtre, le droit à l’opacité est pour nous essentiel. Si le pays d’origine, le statut social ou la langue ma- ternelle sont autant de facteurs qui influencent directement le processus d’apprentissage et l’expérience de la migration, nous ne voulons pas tomber dans le piège du portait psy- chologique. L’opacité reconnaît l’existence chez chaque individu de faits culturels incom- préhensibles, d’une ombre épaisse qui mérite d’être respectée. Les histoires de migra- tions et d’apprentissage de langues sont infinies.

Sans rien éluder du contexte historique et politique particulier dans lequel s’inscrivent ces histoires, c’est aussi leur dimension intemporelle que nous espérons révéler.
Il n’est désormais plus possible de se retrancher dans son camp, de faire comme si nous appartenions à des cultures closes sur elle-même. Le monde se mélange, il se créolise. À travers sa poétique de la relation, Glissant considère que notre identité n’est pas dé- finit en soi, mais au contraire se définit par opposition et en dialogue avec ce qui nous est différent. Sous la forme d’un sensible qu’il appartient à chacun·e de s’approprier, la relation est pour nous cet espace qui permet à des histoires improbables, des peuples et des langues qui nous sont encore inconnus, d’arriver jusqu’à nous et de nous mettre en mouvement à notre tour.

Pour nous rapprocher d’une sensation de désorientation, semblable à ce que l’on peut éprouver lorsqu’on arrive dans un pays dont on ne connaît ni la langue ni la culture, nous occultons dans la pièce l’essentiel des informations qui permettraient de situer géographiquement ou temporellement le récit. À aucun moment ne sera explicité le su- jet de la pièce et les noms ne seront pas directement mentionnés. De cette façon, nous souhaitons placer l’auditeur·trice dans une recherche de compréhension analogue à l’apprentissage d’une nouvelle langue et renforcer le caractère intemporel de la pièce.

Il s’agit ici d’une forme documentaire où la parole prend place dans une composition large intégrant des bruitages, des chantonnements ou des silences. En faisant place à ces formes d’expressions différentes, cette pièce ambitionne ainsi d’engager l’auditeur·trice dans une écoute singulière et inhabituelle du langage. Le discours de l’autre n’étant pas toujours automatiquement intelligible, il cherche d’autres modes de compréhension, s’attache à la musicalité de la langue, complète inconsciemment les phrases, invente les parties du récit qui manque. À travers les sujets de l’apprentissage d’une langue et de la migration, c’est notre rapport à l’altérité qui est interrogé. Qui est l’étranger·ère de l’autre ? Et comment se relationne-t-on aux histoires qui ne nous appartiennent pas ?

Traversée à la fois par des enjeux identitaires et de pouvoir symbolique, la langue exerce un rôle particulier dans les rapports sociaux liés à la migration. La variété d’un vocabu- laire, le statut social ou la personnalité jouent inévitablement sur la perception de la per- sonne qui parle comme de celle qui écoute. Lorsqu’on écoute une personne migrante parler, si elle manie bien la langue, on se dit facilement qu’elle est bien intégrée ou dans le cas contraire, qu’elle reste trop dans sa communauté. À travers cette pièce, nous voulons contourner ces impasses en brouillant volontairement les pistes.

Les imperfections, les trèbuchements, les hésitations, les silences forment ici des reliefs qui font apparaître toute la plasticité de la langue et l’expérience intérieure de celui qui s’exprime. En faisant place au caractère mouvant de la langue - à ses envolées inatten- dues et ses sillons silencieux - plutôt qu’au bon apprentissage des règles de grammaire ou à la meilleure élocution, nous voulons nous situer au plus proche des apprenant·es et de ce qui les traverse. Lorsqu’on manipule ou déroge à ses règles de bases, nous ces- sons parfois d’écouter la langue, mais elle, elle continue sans cesse de raconter. Dans l’échange que nous instaurons avec les apprenant·es, le territoire en mouvement de la langue est ce terrain de jeu au service de leurs histoires.

Dans cette démarche, nous nous inspirons du travail de l’artiste sonore Alessandro Bo- setti pour jouer avec les possibilités du bruitage vocal et creuser dans les interstices de la langue. En ayant une attention particulière à l’unité d’un mot, en créant un jeu avec le souffle ou un phonème. Ou encore en dressant une liste de mots qui ont cette capacité de s’agglutiner de manière sonore car ils ont des fricatives, des constantes, des chuintantes qui peuvent rentrer les unes dans les autres et faire apparaître des images mentales. Nous ne sommes pas certains de les entendre et pourtant ça parle à différents endroit. Ça parle dans le souffle, ça parle parle sous la langue, ça parle dans la langue.