Renaud Hétier, L’humanité contre l’Anthropocène. Résister aux effondrements (2)

Renaud Hétier, L’humanité contre l’Anthropocène. Résister aux effondrements

Cécile Redondo



Référence(s) :

Renaud Hétier, L’humanité contre l’Anthropocène. Résister aux effondrements, Presses universitaires de France, 2021, 256 pages, ISBN : 9782130829416





voir aussi   ( travaux de R. Hétier ): https://cv.archives-ouvertes.fr/renaud-hetier




Couverture Renaud Hétier,  L’humanité contre l’Anthropocène


L’objet
du livre de Renaud Hétier est double, en lien avec le titre et le
sous-titre de l’ouvrage, mais aussi avec sa structure en deux parties
d’une centaine de pages chacune, articulant en tout sept chapitres aux
thématiques différentes, mais trouvant des points de recoupement.


Dans la première partie intitulée Effondrements en Anthropocène,
le but explicitement présenté par l’auteur est de « proposer une
analyse qui permette de comprendre les ressorts anthropologiques de la
catastrophe en cours » (p. 13). Il s’agit de saisir le contexte et
l’origine des effondrements en cours (p. 22) pour ensuite faire l’état
des lieux des leviers sur lesquels « agir en profondeur » (p. 201),
leviers développés dans la partie suivante.


3Dans la seconde partie intitulée Reconstruire des forces pleinement humaines,
l’auteur pose les fondements de la « résistance écologique » (p. 149)
et propose de « penser une éducation qui permette de préparer un autre
avenir » (p. 23) et ce dès l’enfance.


Ainsi
la dimension éducative et formative est-elle transversale à cet ouvrage
qui se destine, du point de vue de l’auteur lui-même, à tout adulte, en
questionnement et en démarche de conversion vers plus d’écologie, mais
aussi aux adultes concernés par les missions éducatives et formatives
(p. 22, 24). Nous consacrons d’ailleurs des renvois spécifiques et une
section dédiée de cette recension à la vision de l’éducation proposée
par l’auteur. La dimension du numérique (en lien avec le domaine de
spécialisation de Renaud Hétier) est également présente dans l’ensemble
de l’ouvrage, ce qui participe des multiples axes de lecture qu’offre le
livre pouvant intéresser un public très large.


En
milieu d’introduction apparaît le projet plus implicite de l’ouvrage de
Renaud Hétier qui est de toucher et de former « l’humanité de
l’humanité » (p. 17) selon la formule d’Edgar Morin (2014), soit la part
d’humanité de l’humain, sa part sensible (p. 18, 88). C’est donc en
suivant une approche anthropologique et philosophique dans laquelle est
enchâssée une vision éducative que l’auteur nous invite à mieux
comprendre le rôle de l’humanité face à l’Anthropocène et à en percevoir
les traits saillants.


Première partie – Effondrements en Anthropocène


La
première partie qui comporte une utile chronologie des différents
« moments » d’effondrements ayant lieu dans l’Anthropocène s’ouvre sur
un prologue qui rappelle la définition de la notion d’Anthropocène sur
laquelle s’accordent désormais de nombreux chercheurs : « une nouvelle
période géologique marquée par les effets de l’activité humaine sur la
Terre » (p. 27).


À
partir des principaux facteurs à l’origine de l’Anthropocène, repris
dans les pages introductives (p. 18-19), les effondrements identifiés
sont nombreux : dérèglements des équilibres préexistants (climatiques
par exemple p. 27-28), effondrements en chaîne (p. 28), mais aussi
effondrements du sentiment spirituel et des forces psychiques (p. 14,
p. 20-21, p. 23, 29, 48, 72, 83). Nous reviendrons plus loin sur un des
apports importants du livre de Renaud Hétier qui est de s’intéresser aux
incidences spirituelles et psychiques des bouleversements actuels.


Renaud
Hétier positionne largement la responsabilité de ces effondrements de
l’Anthropocène du côté du système économique caractérisé par
l’accumulation de capital (p. 29-30, 50) qui est d’ailleurs à l’origine
du néologisme « Capitalocène » ou « ère du capitalisme » (p. 18-20).
C’est dans cette période centrale qu’il situe différents « moments
charnières » (p. 30, 48) d’un parcours historique : l’industrialisation
(p. 30-32), l’émergence de la société de consommation et de
communication (p. 32-33) et la virtualisation numérique (p. 33-34).
L’état des lieux des effondrements en Anthropocène est ainsi construit
en plusieurs grandes sous-parties indépendantes dans l’ouvrage,
mentionnant successivement ces grands « moments charnières ». Mais ce
qui nous semble particulièrement intéressant, ce sont les liens que
Renaud Hétier envisage entre ces « révolutions » qui sont successives :
par exemple « la compréhension croisée du capitalisme libéral et de la
vie numérique » (p. 82). L’auteur met alors en relief le mouvement
convergent auquel elles contribuent : la séparation d’avec le monde
physique, la mise à distance du corps et de la nature,
l’artificialisation et l’abstraction (p. 82-83) et donc finalement une
perte de l’être au monde (p. 83) et de nos propres forces (p. 154).


L’éducation
pouvant engager une rupture d’avec les trois « moments charnières »
serait une éducation posant les questions de la liberté et du désir,
autrement (p. 63). Une éducation fournissant « l’énergie nécessaire pour
se sentir vivant, réel, et ne pas douter outre mesure du sens de la
vie » (p. 66). Enfin une éducation permettant d’échapper au stress, à la
dépression, à l’angoisse, au burn-out, et aux troubles de déficit de
l’attention et à l’hyperactivité (p. 66, 93).


La
première partie de l’ouvrage s’achève ainsi sur « le problème qui se
pose actuellement » : « la vulnérabilité de l’être au monde » (p. 95)
auquel Renaud Hétier propose des pistes de réponse dans la seconde
partie de l’ouvrage.


Seconde partie – Reconstruire des forces pleinement humaines


Trois
arguments développés dans la seconde partie de l’ouvrage structurent la
thèse de l’auteur. Pour « résister » (à l’économie néolibérale, à la
technique, à l’industrie, à la surconsommation, à l’hypercommunication, à
la virtualisation), nous avons besoin de trouver du « soutien » (pour
nous soutenir nous-mêmes et soutenir le monde), de retrouver un
« sentiment d’être (spirituel) » et de retrouver nos « forces
(psychiques) propres ».


Pour
« résister », il s’agit donc d’identifier nos « racines » spirituelles
et psychiques, et d’opérer les changements afférents qui sont
nécessaires (p. 201).


Nous
interprétons cette proposition de l’auteur en réponse à deux constats
au moins. Tout d’abord, les forces politiques et/ou morales semblent
pour l’heure peu efficaces. Une solution politique rapide paraît hors
d’atteinte (p. 100). En effet, une révolution politique centrée sur les
dimensions morales, sociales et environnementales (p. 14, 20, 202) n’est
pas d’actualité et si elle l’était, relèverait d’un gouvernement
autoritaire (p. 171). Alors autant s’impliquer dans une réflexion
philosophique et anthropologique qui soit porteuse : c’est l’objet du
livre. Et ensuite, la prise de conscience ne suffit manifestement pas à
changer de manière de vivre : il s’agit alors de faire l’expérience
d’une autre manière d’être à soi, aux autres et au monde (p. 146).


Pour
Renaud Hétier, la place de la décision personnelle dans le processus de
résistance écologique est majeure (p. 100) pour contribuer à la
reconstruction spirituelle et psychique de chacun (p. 24, 101). L’école
et les parents n’en seraient pas les acteurs principaux ni les seuls
acteurs (p. 101-102, 205). Il s’agirait de proposer quelques expériences
sensibles à l’enfant (p. 102, 186-187) et globalement, de concevoir
plus qu’une éducation, un « aménagement de l’enfance » (p. 106, 172,
205) permettant l’expérience de la solitude (p. 93, 106), l’expérience
du vide (p. 21, 93), l’exposition au temps et à l’attente (p. 106, 153,
177, 186, 188) afin de susciter une dynamique de « désir d’être » qui
repose sur la distance et la durée (p. 95, 106). L’auteur évoque une
éducation « au sens large » entendue comme un « aménagement des
conditions de vie » (p. 143). La formation est essentiellement sensible
et de proximité, mais aussi concrète (p. 143-144, 186-187) intégrant
« des alternatives et des alternances » (p. 87, 172) : des situations
d’imprégnation, des situations de mimétisme (p. 143), des expériences
d’immersion dans la nature (p. 150). Cette approche proposée par Renaud
Hétier, qui permet de « résister », s’éloigne donc d’une visée
cognitiviste où il s’agirait d’informer les enfants, de leur enseigner
des connaissances sur l’écologie, etc. (p. 187).


Concernant
le premier argument développé, le « soutien » à trouver, celui-ci est
intérieur (à puiser en chacun de nous), mais aussi extérieur (à trouver
dans les autres, la nature, l’environnement, la vie et plus généralement
l’être du monde) (p. 103, 137). Il s’agit de se soutenir soi-même avec
ses propres forces psychiques (argument 3) et d’être soutenu par des
forces spirituelles qui viennent d’ailleurs (argument 2) pour ensuite
soutenir le monde à notre tour (p. 104, 138, 203-204). Le soutien n’est
donc pas unilatéral (p. 222), mais encore faut-il être capable de
(res)sentir ce soutien via notre sensibilité (p. 108), de le vivre et de le penser (p. 109).


Concernant
le deuxième argument développé, celui de retrouver un sentiment d’être
spirituel, Renaud Hétier pose la question de la « régression » en
enfance (p. 110) et de la capacité à se rendre disponible (p. 111) pour
pouvoir le retrouver. Ensuite il consacre une vingtaine de pages à une
approche de la spiritualité conçue en trois temps contribuant à ce
« sentiment d’être » : 1) par l’expérience du vide (p. 114-119), 2) par
la présence et la « résonnance » (p. 119-129) et 3) par l’attention
(p. 130-136).


Dans
l’expérience du vide (relatif) développée par l’auteur, il s’agit de
désaturer nos environnements quotidiens, de faire de la place en se
passant d’objets, d’activités, de travaux, de divertissements et de
loisirs superflus (p. 115-116) pour être capable d’accueillir ce qui
pourrait advenir. Dans l’expérience de la présence, il s’agit de
res-sentir la présence du monde autour de soi (p. 121) en mettant à
distance ce qui se présente spontanément (p. 121) via un
lâcher-prise et par exemple par des techniques de méditation (p. 121).
L’expérience de la résonance (p. 122) intervient alors dans la
rencontre/relation entre les êtres du monde. Enfin, concernant le
troisième pilier de la spiritualité, l’attention, elle relève pour
l’auteur d’une culture, d’habitudes et de gestes intégrés (p. 130-132)
rendant possibles la présence et la résonance. En lien avec cette
perspective spirituelle, nous trouvons intéressant le fait que Renaud
Hétier propose de transposer ces temps dans l’éducation : pour les
enfants, leur offrir le « luxe » du vide (p. 115), leur offrir de
l’espace et du temps libres (p. 117-119), cultiver leur ouverture au
monde (p. 121), leur demander ce qu’ils perçoivent (p. 121), et pour les
enseignants oser s’aventurer hors du programme (p. 126), développer
l’éducation attentionnelle (p. 133).


Concernant
le troisième argument, celui de retrouver nos forces (psychiques)
propres, il est développé dans les 70 dernières pages du livre, soit la
partie la plus importante de l’ouvrage. La construction de forces
propres intervient dans le processus de résistance écologique parce
qu’elles constituent « une ressource propre une fois qu’elles sont
suffisamment constituées » (p. 142). Pour Renaud Hétier, la formation et
la culture des forces psychiques passent par : 1) l’expérience de la
solitude (supposant un retrait de l’adulte, de l’éducateur, du
formateur), 2) le « désir d’être » et 3) l’envie, la créativité.


Dans
la solitude (qui diffère de l’isolement), l’individu (re)découvre sa
capacité à être et la relation avec lui-même (p. 147-154). Le « désir
d’être » est quant à lui bien différent du désir de la jouissance à la
consommation (p. 162), de la « jouissance à l’illimitation »
(illimitation en termes de quantité, d’immédiateté et de connectivité,
p. 164-165, 178, 181, 186-189, 191, 202) et de la jouissance à la
toute-puissance (p. 165). Il est aussi indépendant de la
démultiplication des envies (p. 155, 172). Dans la dernière section du
livre, l’auteur montre que c’est par l’action de prendre soin de la vie
et des formes de vie (p. 175-177, 179), de soutenir le vivant
(p. 186-189) et d’être créatif (p. 177) que l’on « résiste » aux
effondrements. Ce travail de créativité quant à lui ne se réduit pas à
la production d’objets (p. 192), mais s’étend aussi à la transformation
de situations (p. 193), au geste de « donner vie » (p. 177, 193) et au
travail de l’imaginaire (p. 197-198).


Dans
cette partie sur la résistance écologique à développer face aux
effondrements de l’Anthropocène, l’auteur décrit et développe l’analyse
des forces propres en lien avec les composantes de l’éducation
afférente : éduquer au désir et à la destructivité sans les
dissocier afin d’assumer et non pas refouler notre part de destruction
nécessaire (par exemple dans les abattoirs p. 165-166, 179), proposer
plus d’activités d’arts plastiques et de technologie (plutôt que celles
construites uniquement sur les savoirs formels) pour développer la
créativité (p. 193), et enfin collectionner des créations pour composer
et recomposer, à son tour, d’autres créations (p. 198). Renaud Hétier
revisite également la notion d’évaluation en toute fin d’ouvrage :
« tout apprentissage devrait être conclu non par une restitution du
savoir, mais par sa transformation créative : qu’est-ce que je peux
faire de personnel de ce que j’ai reçu ? » (p. 199). Ainsi conclut
Renaud Hétier en requestionnant une dimension majeure des pratiques
enseignantes ou plus largement éducatives.


La dimension de l’éducation, transversale à l’ouvrage


Comme
indiqué dans l’introduction à cette recension, nous identifions dans le
propos de Renaud Hétier une préoccupation principale pour l’éducation
qui traverse l’ensemble de l’ouvrage. Nous en avons fait état dans la
chronologie des différents arguments développés par l’auteur.


Selon lui, le « travail éducatif [à conduire] au xxie siècle » (p. 20) relève d’une « éducation profonde » (p. 201) qui rende « naturellement résistant » (p. 85) via le soutien à notre spiritualité et la sollicitation de nos forces psychiques propres (p. 201, 203).


Il
s’agit dès lors d’agir « dès l’enfance », formule qui revient plusieurs
dizaines de fois dans l’ouvrage, également reprise par Dominique Bourg
qui a rédigé la préface du livre. Renaud Hétier rappelle « la situation
de notre planète exposant les enfants plus que les autres, puisque c’est
de leur avenir qu’il est question » (p. 201) et il mise sur l’éducation
qui rendrait possible un changement humain, qui à son tour rendrait
possible un changement politique (p. 22).


L’importance
de l’enfance est soulevée à plus d’un titre : « c’est dans l’enfance
que s’origine une certaine forme de désir [et la jouissance de
l’illimitation (p. 165)], et que se forme une capacité à supporter des
limites » (p. 140) ; « c’est dès l’enfance que nos besoins se
démultiplient, en même temps que nous perdons notre capacité à nous
nourrir de la simple joie d’être et que le monde soit, d’être en vie et
entouré du vivant » (p. 142) ; l’enfance est une période où se forme le
psychisme, à travers des expériences premières et marquantes (p. 143) et
c’est également une période particulièrement ouverte aux sens et aux
sentiments (p. 88, 144) ; « l’enfance est un âge où il s’agit
précisément d’apprendre à résister à la puissante pression de ses
pulsions » (p. 230).


Les
enjeux éducatifs sont donc au cœur de la réflexion de Renaud Hétier, ce
qui renforce son intérêt certain et l’apport considérable de cet
ouvrage pour toutes les personnes s’intéressant de près ou de loin aux
questions d’éducation et de formation. Elles pourront le lire de manière
fort bénéfique, y trouveront matière à réflexion sensible et critique
et y découvriront des propositions pertinentes à explorer et à
interroger ainsi que des notions pour enrichir leur univers conceptuel
(comme ce fut le cas pour nous-même). L’ouvrage pourrait également
alimenter la formation des acteurs éducatifs (par exemple des métiers du
professorat et de l’éducation) : les formateurs pourront ainsi y
trouver de nombreux contre-arguments face à la logique de ceux qui
affirment que tout est déjà perdu et qu’il n’y a rien à faire pour
renverser la tendance des changements climatiques et des
phénomènes/événements concourant aux dégradations écologiques et des
conditions de vie sur Terre. Les missions de ces acteurs et leurs
pratiques pourraient s’en trouver modifiées (les moyens à actionner
aussi d’ailleurs) et les finalités de leurs démarches bousculées. Comme
le rappelle l’auteur en conclusion, ces enjeux dépassent le cadre strict
et les exigences propres de l’école (en tant qu’institution) et les
savoirs et valeurs convoqués vont bien au-delà des savoirs formels :
« il s’agit de se mettre “à l’école” de la vie, du monde, de la nature,
de l’être. » (p. 205) Fidèle à l’intention émise en début d’ouvrage, la
contribution potentielle des différentes disciplines scolaires (non plus
que leurs dynamiques intégratives) n’est pas évoquée, ce qui reste
cohérent avec un apprentissage qui dépasse largement l’école et la
famille. Les pistes soulevées semblent en outre trouver une certaine
résonance dans l’une des perspectives ouvertes par Renaud Hétier qui
cherche à voir et à documenter une voie pour une résistance active, pour
impliquer et accompagner l’adolescence et pour analyser la
responsabilité spécifique de l’école en Anthropocène.


Examen critique


Soulignons
dès à présent au moins deux intérêts majeurs de l’ouvrage de Renaud
Hétier qui se situent selon notre angle de lecture : 1) dans l’approche
interdisciplinaire de son propos articulant des savoirs de différentes
natures (savants, pratiques, expérientiels, vernaculaires, etc.), venus
de différentes disciplines ; 2) dans le choix de posture explicitement
annoncé dès l’introduction de l’ouvrage, de non-expert.


Lui-même
invoque le choix de se positionner en « honnête homme » en évoquant
Montaigne (p. 23) et cela rejoint le positionnement de certains
didacticiens comme Yves Chevallard qui refusent le confinement dans
l’expertise disciplinaire.


Le
lecteur appréciera également le style accessible de l’ouvrage
favorisant ainsi l’ouverture de l’auditoire à un public non
spécifiquement averti dans telle discipline ou telle autre, ainsi que le
soin apporté à l’explicitation des concepts retenus. Enfin, soulignons
la manière vivante et convaincante avec laquelle l’auteur s’exprime dans
l’ouvrage et fait partager ses questionnements, sa réflexion, mais
aussi son histoire, voire quelles anecdotes vécues : cela participe du
réel plaisir à le lire.


L’originalité
de l’ouvrage se situe, de notre point de vue, dans l’orientation
philosophique et anthropologique de l’approche intégrant pleinement les
dimensions spirituelle et psychique traditionnellement peu convoquées
dans le traitement d’un sujet comme l’Anthropocène. Il nous semble que
c’est le point central de l’ouvrage : « évoquer les coordonnées
spirituelles et psychiques du problème » (p. 91). L’effondrement que
l’on connaît est pluriel. Il concerne par exemple la nature avec
l’épuisement des ressources finies ou la disparition d’un grand nombre
d’espèces (perte de biodiversité associée à une sixième crise
d’extinction massive du vivant), mais il relève aussi selon Renaud
Hétier de l’effondrement spirituel et psychique : la perte de repères,
le déracinement et la fragilisation des individus au moment de
l’industrialisation (p. 32), les sentiments de manque et d’envie créés
par la société de consommation (p. 33, 64, 67, 172), la relation rompue
(ou distante) au monde et à la nature (p. 35, 45, 57) via
l’hypercommunication et le numérique. L’abord plus classique par les
sciences expérimentales n’est toutefois pas exclu puisque plusieurs
références sont prises en biologie, géologie, etc.


Le
livre de Renaud Hétier est donc important, non seulement parce qu’il
envisage le concept d’Anthropocène au prisme des dimensions (peu
habituelles) de spiritualité et de psychisme (p. 50) comme un fil rouge
présent tout au long de l’ouvrage, mais aussi parce qu’il explicite
précisément ces notions et qu’il apporte de nombreuses connaissances sur
le sujet. L’épilogue intitulé Sources et confluences apporte d’ailleurs à ce titre-là de nombreuses références et des pistes de prolongement particulièrement intéressantes.


Ce
livre qui constitue un jalon essentiel pour comprendre les enjeux et
bouleversements de l’Anthropocène est un livre universitaire rigoureux
sur le plan scientifique. De nombreuses références sont faites, entre
autres, au philosophe Jean-Jacques Rousseau et au psychanalyste Donald
Winnicott. De plus, nous relevons aussi la pertinence des multiples
éclairages significatifs apportés par des sources internationales plus
actuelles, ce qui permet d’élargir l’angle choisi par l’auteur pour
examiner le problème et rappeler sa dimension universelle.


Cela
dit, on aurait pu attendre un enrichissement de la réflexion par un
recours plus important aux grands théoriciens de l’éducation et de la
formation (par exemple concernant le développement de l’enfant et son
« besoin de nature » p. 88-90). On notera néanmoins l’appui sur les
travaux des pédagogues Johann Pestalozzi et Maria Montessori qui
reviennent à plusieurs reprises dans le propos. Si la portée
philosophique et anthropologique de cet ouvrage est avérée, on pourrait
toutefois regretter la dimension (trop) théorique et abstraite des
choses qui laisse peu de place à l’aspect pratique et au concret. Du
moins ces dimensions qui demeurent somme toute assez discrètes
pourraient être approfondies si on veut être à la hauteur de ces
enjeux : de quelle manière pourrait-on concrètement procéder en classe
ou en famille dans la perspective d’une éducation en Anthropocène ?
Quels dispositifs et quelles activités pédagogiques précisément mettre
en œuvre ? Quelle articulation avec la réflexion didactique si on
intègre le prisme des savoirs et des valeurs impliqués ? La perspective
pourrait en effet s’ouvrir aux enjeux didactiques concernés. Par
ailleurs, les perspectives enthousiasmantes et propositions légitimes
que l’auteur expose à l’égard de l’éducation des enfants semblent
parfois difficilement conciliables avec le contexte culturel, sociétal,
économique, politique et institutionnel actuel.


Enfin,
malgré les nombreux effondrements évoqués (et le sentiment de
pessimisme que cela pourrait impliquer), ce livre qui est un livre
engagé est porteur d’espoir au titre des nombreuses voies et pistes
qu’il suggère pour le temps présent.


Conclusion


Le
livre de Renaud Hétier est donc un livre sur les effondrements de
l’Anthropocène, mais c’est aussi un livre sur les ressources de
l’humanité à (re)trouver face à cette période de rupture. Il resitue
l’Anthropocène dans une perspective philosophique et anthropologique à
l’heure où la réception de la notion soulève de nombreux
questionnements. La problématique de la crise sanitaire et des
confinements liées à la pandémie de Covid-19 sont d’ailleurs évoquées
(p. 81-96) en ce qu’elles s’inscrivent parmi les effondrements actuels
(en particulier la virtualisation numérique), mais aussi parmi celles
susceptibles de nous faire résister en (re)formant/(re)construisant nos
ressources spirituelles et nos forces psychiques.


Tel
est en fin de compte, le problème que pose ce livre : réunir les
ressources et les forces de l’humanité pour lutter contre ce qu’elle (a)
détruit. Il invite à repenser le monde et l’humanité (incertains) de
demain. Pari inhérent à l’ouvrage audacieux donc, et réussi via la proposition pertinente et cohérente des aspects pluriels mis en lumière au fil des différents chapitres.


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Pour citer cet article


Référence électronique


Cécile Redondo, « Renaud Hétier, L’humanité contre l’Anthropocène. Résister aux effondrements »Recherches en éducation [En ligne], 46 | 2022, mis en ligne le 01 janvier 2022, consulté le 07 février 2022. URL : http://journals.openedition.org/ree/10260 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ree.10260


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