Nous sommes tous des spéculateurs
February 23, 2023•2,531 words
"Nous avons tendance à faire une nette distinction entre les entreprises purement spéculatives et les investissements véritablement sûrs. Cette distinction n'est qu'une question de degré. Un investissement non-spéculatif, ça n'existe pas. Dans une économie changeante, toute action implique une notion de spéculation. Les investissement peuvent être bons ou mauvais, mais ils sont toujours spéculatifs. Un changement radical de conditions peut par ailleurs rendre mauvais des investissements communément considérés comme étant parfaitement sûrs."
— Ludwig von Mises, L’Action humaine, traité d’économie
Il est courant que des critiques s'interrogent sur la rationalité économique des bitcoiners qui épargnent en bitcoin en affirmant que bitcoin n'est rien d'autre qu'un "actif spéculatif". Cela insinue que bitcoin ne vaut rien et ne dérive sa valeur qu'à travers une série d'arnaques ou de jeux de dupes. Alors que cette attitude arrogante permet aux critiques de se sentir supérieurs et de rejeter bitcoin comme étant une technologie et un actif ne méritant pas leur dignité, un tel language les trahit car leur médisance ne fait que révéler leur incompréhension d'une pensée économique fondamentale. La simple réalité est que toute action et tout actif sont de nature spéculative. La question à se poser n'est donc pas de savoir s'il faut spéculer sur bitcoin mais de réfléchir aux façons de spéculer sur bitcoin.
Action, incertitude et risque
Si l'avenir était parfaitement prévisible, il n'y aurait pas besoin de prendre des décisions économiques. Une décision n'aurait donc aucune capacité à influencer l'avenir, car l'avenir serait déjà prédeterminé. Le fait que les hommes agissent dans le but d'affecter les conditions futures à leur profit suggère que l'avenir est fondamentalement et inévitablement incertain.
L'incertitude existe pour deux raisons. Premièrement, nous n'avons pas assez de connaissances sur les phénomènes naturels de sorte à ce que nous puissions prévoir tout condition naturelle future, et il est probable que nous le puissions jamais. Deuxièmement, les préférences humaines sont sans cesse fluides. Les individus changent la façon dont ils prisent des marchandises d'un moment à l'autre. L'apparition de nouvelles connaissances et expériences influence leur façon de penser aux meilleurs moyens à employer pour atteindre des objectifs données, ou même leur désir d'atteindre certains objectifs.
Comprendre l'incertitude nécessite de la différencier du risque. Dans son ouvrage L’Action humaine, Ludwig von Mises le fait en énumérant différents types de probabilité auxquels les individus font face. Nous n'avons jamais assez de connaissances à notre disposition pour formuler des hypotèses précises sur l'avenir, mais il n'y a pas de moments où nous ne disposons d'aucune connaissance non plus. Ces deux types de probabilité, qu'il nomme probabilité de classe et probabilité de cas, traitent des types de connaissances qui nous font défaut.
Mises définit la probabilité de classe comme suit :
"La probabilité de classe signifie : Nous savons ou présupposons savoir, en ce qui concerne un problème donné, tout ce qu'il y a savoir sur le comportement d'une classe d'événements ou de phénomènes ; mais nous ne savons rien d'un événement ou d'un phénomène spécifique, hormis le fait qu'ils appartiennent à cette classe."
Lorsqu'un dé est jeté, nous savons qu'il y a une chance sur six qu'un nombre particulier apparaisse, mais nous savons pas quel nombre exact apparaitra. De la même manière, il est possible de déduire la probabilité d'une maladie à affecter une population, mais il est impossible de savoir à l'avance quelle population sera affectée. Lorsque nous avons à notre disposition assez de connaissances et de certitude pour faire face à une telle classe d'événements, nous avons affaire à un risque. La probabilité de résultats est objective, calculable et prévisible. Nous pouvons nous assurer contre de telles probabilités.
En revanche, ce degré de certitude n'existe pas pour tout événement, il s'agit alors d'une probabilité de cas et d'incertitude.
"La probabilité de cas signifie : Nous savons, en ce qui concerne un problème donné, certains des facteurs déterminant le résultat, mais il existe d'autres facteurs déterminants dont nous ne savons rien."
L'action humaine se fonde sur une valeur subjective et qualitative, plutôt que sur des données quantitatives mesurables. Il est donc impossible de calculer différentes probabilités de résultats économiques. Il est possible d'utiliser des facteurs, tels que les préférences passées, pour parvenir à juger les résultats d'une action, mais nous ne pouvons pas utiliser ceux-ci pour déterminer la fréquence de résultats précis. Mises prend l'exemple d'un match de football. Les victoires passées d'une équipe peut nous amener à penser qu'elle continuera à gagner, mais cela ne garantit aucunement la défaite de l'équipe adverse. Si ce fut le cas, le match serait ennuyeux et sans intérêt.
En résumé, le risque se résume à des événements dont la fréquence est calculable et contre lesquels nous pouvons nous assurer. Cependant, la plupart des incertitudes auxquelles sont confrontés les hommes se résume à des événements uniques liés à des circonstances individuelles, et contre lesquels nous ne pouvons donc pas nous assurer. Nous devons utiliser d'autres moyens pour faire face à l'incertitude.
Le pari, l'ingénierie et la spéculation
Mises identifie trois méthodes utilisées pour faire face à l'incertitude : le pari, l'ingénierie et la spéculation.
Le pari est utilisé pour faire face à la probabilité de classe et au risque, et ce en pariant sur des cas individuels.
"Le parieur ne sait rien de l'événement duquel le résultat de son pari dépend. Tout ce qu'il sait, c'est la fréquence à laquelle un résultat favorable peut se produire lors d'une telle série d'événements, connaissance en fin de compte inutile pour son projet. Sa seule intention est de s'en remettre au hasard."
Le parieur sait que le résultat d'un jet de dé n'a qu'une chance sur six de se produire, mais il parie que le prochain sera le bon. Du point de vue de l'assuré, s'assurer contre ce risque est un pari, car même s'il paie une prime qui reflète la fréquence qu'un mauvais résultat puisse se produire, celui-ci peut aussi ne jamais se produire, et la prime aura donc été payée pour rien. Chaque jour, des gens prennent le pari qu'ils ne se feront pas percuter par une voiture ou qu'ils ne se feront pas frapper par la foudre. Dans un sens, il est impossible de vivre sa vie sans un élément de hasard (à moins de s'appeler Phil Ivey).
D'autre part, si un individu a les connaissances techniques suffisantes pour faire face aux phénomènes naturels avec confiance, il peut affronter l'avenir via l'ingénierie.
"L'ingénieur, en revanche, sait tout ce dont il a besoin pour résoudre un problème de manière satisfaisante par le biais technologique, comme la construction d'une machine. À partir du moment où il est capable d'exercer un contrôle sur des éléments incertains du problème, il tente de les éliminer via des dispositifs de sécurité. L'ingénieur n'a conscience que des problèmes qui peuvent être résolus et des problèmes qui ne peuvent l'être dans l'état actuel des connaissances. Il lui arrive parfois de découvrir lors d'événements indésirables que ses connaissances n'étaient pas aussi vastes qu'il ne le présupposait initialement et qu'il n'a pas réussi à reconnaitre l'indétermination de certains des problèmes qu'il pensait pouvoir contrôler. Il tente alors d'y remédier en améliorant ses connaissances. Évidemment, il ne sera jamais capable d'éliminer complètement l'élément de hasard omniprésent dans la vie humaine. Mais son principe, c'est de fonctionner dans une orbite de certitude. Il vise à être en contrôle total des éléments de son action."
Un cycliste ne sait jamais quand il prendra une gamelle, mais s'il porte un casque conçu par un ingénieur compétent, l'incertitude que son tour à vélo se termine avec une fracture de la tête est réduite de manière significative, lui donnant ainsi plus de certitudes sur sa capacité à arriver à destination en un seul morceau.
En revanche, lorsqu'il s'agit d'évaluer des biens ou marchandises, les hommes n'ont pas d'autres choix que de spéculer :
"Dans le monde réel, l'homme qui agit est confronté au fait que d'autres hommes agissent par eux-même, tout comme lui. La nécessité d'ajuster ses actions à celles des autres font de lui un spéculateur pour qui le succès et l'échec dépend de sa capacité relative à comprendre l'avenir. Chaque investissement est une forme de spéculation. Il n’y a dans le cours des événements humains aucune stabilité et donc aucune sécurité."
Les préférences peuvent changer pour une raison quelconque, voire aucune. Un bien qui a de la valeur aujourd'hui n'en aura pas forcément demain, et vice-versa. Les individus traitent ce problème par la spéculation. Ils achètent ou vendent des biens aujourd'hui en fonction des conditions qu'ils prévoient pour le lendemain. Cela étant dit, ces décisions ne sont pas prises dans le vide. Les individus utilisent leurs connaissances sur l'état du marché actuel, ainsi que sur leurs préférences, croyances, actions passées, et autres, pour faire des hypotèses sur l'avenir. Ils organisent leur production en fonction de ces spéculations afin d'arriver au futur qu'ils envisagent et pour en émaner un profit. Cependant, ils en tirent un profit uniquement dans le cas où leur jugement sur les désirs futurs des gens s'avère être correct. Puisque l'avenir est incertain, ils peuvent aussi se tromper en produisant des biens d'une valeur moindre à celle attendue par autrui et finir avec des pertes. Les entrepreneurs ayant le plus de succès sont ceux qui sont le plus adeptes à anticiper la façon dont les gens agiront à l'avenir, tandis que ceux qui en sont incapables prennent le risque de perdre de l'argent et peuvent finir par faire faillite.
Les gains et pertes de chaque acteur commercial, à leur tour, servent d'occasions d'apprentissage pour tous les acteurs du marché en leur signalant comment ajuster leur jugement et l'organisation de leur production afin de mieux anticiper l'avenir et offrir aux individus les marchandises dont ils ont besoin. L'incertitude et la spéculation sont alors au coeur du processus de marché. Il incombe à tout acteur commercial de savoir comment répondre aux signaux du marché, générés par la révélation des préférences et actions individuelles, s'ils souhaitent faire des spéculations rentables et entreprises productives contribuant à un meilleur avenir pour eux-même, comme pour autrui.
Tous les actifs sont spéculatifs
L'avenir est toujours incertain, car il n'y a pas de constance dans l'action humaine. La spéculation est inévitable. Toute action vise à améliorer des conditions futures, mais nous ne pouvons que spéculer sur l'avenir qui nous attend. Les préférences changent, y compris les nôtres. Ce que nous désirons aujourd'hui ou ce que nous pensons que nous désirerons demain, nous n'en voudrons peut être pas lorsque demain arrive.
Cela signifie, strictement parlant, que chaque bien que l'on achète ou que l'on vend est un "actif spéculatif." Bitcoin est de toute évidence un "actif spéculatif", tout comme les crayons, les voitures, et les glaces. Alors que vous achetez une glace à la vanille aujourd'hui, il est possible que plus tard vous en vouliez une au chocolat, ou un même un dessert complètement différent. Vous n'auriez pas pu le savoir à l'avance. Vous pouvez seulement exercer un jugement en vous basant sur le fait que vous désirez habituellement une glace à la vanille.
De plus, si vous spéculer sur un actif (ce que vous faites constamment), vous spéculez également sur tous les autres actifs, car l'achat ou la vente d'un bien nécessite de renoncer à l'achat ou la vente d'un autre bien.
Ceux qui dénigrent les "actifs spéculatifs" ont souvent recours au terme péjoratif de "pari". Rhétoriquement parlant, ce n'est pas une comparaison injuste, mais praxéologiquement parlant, c'est imprécis. Bien qu'un individu puisse spéculer sur un actif après une profonde réflexion (comme un bitcoiner) et qu'un autre le fasse après avoir reçu un "bon tuyau" (comme le téléspectateur moyen de CNBC), tous deux utilisent la connaissance de facteurs d'entrée qui peuvent influer sur le résultat de l'événement.
Gérer des actifs spéculatifs, ce n'est pas faire un pari. Comme indiqué ci-dessus, le pari traite de la probabilité de classe, tandis que la spéculation traite de la probabilité de cas. Lorsqu'un individu prend un pari, il sait tout de la fréquence des événements, mais ces connaissances n'ont aucun impact sur le résultat d'un événement particulier. Lorsque nous spéculons, bien que nous ne connaissions pas tous les facteurs pouvant influer sur le résultat d'un événement, nous en connaissons quelques uns. Vous ne savez peut-être pas si vous choisirez une glace à la vanille, mais vous savez bien ce que vous avez tendance à choisir.
Incertitude et argent
Comme mentionné précédemment, un acteur qui souhaite échapper au risque peut se procurer une assurance pour faire face aux imprévus. Cependant, comme l'incertitude n'est pas prévisible, il n'y a pas d'assurance contre celle-ci. Au lieu de cela, les acteurs se tournent vers un bien spécifique, le bien le plus commercialisable : l'argent.
Dans un article intitulé "‘The Yield From Money Held’ Reconsidered", Hans-Hermann Hoppe écrit :
"Face à ce défi des aléas imprévisibles, l'homme en vient à priser des biens en raison de leur degré de commercialisation (plutôt que pour leur valeur d'usage en tant que consommateur ou producteur de biens) et envisage de commercer lorsqu'un bien à acquérir est plus commercialisable que celui à céder, de sorte que sa possession faciliterait l'acquisition future d'autres biens et services directement ou indirectement utiles. C'est-à-dire qu'une demande d'instruments d'échange pourrait émerger, soit, en d'autres termes, une demande de biens prisées en raison de leur qualité marchande ou potentiel de revente."
Il continue :
"Parce que l'argent peut être utilisé pour satisfaire instantanément un large éventail de besoins, il offre à son propriétaire la meilleure protection humainement possible contre l'incertitude. En détenant de l'argent, son propriétaire a la satisfaction de pouvoir répondre à un grand nombre d'aléas futurs au fur et à mesure qu'ils surviennent de manière inattendue. Investir dans un solde de trésorerie, c'est investir contre l'aversion (ressentie subjectivement) à l'incertitude. Un solde de trésorerie plus élevé diminue davantage l’aversion à l’incertitude."
Il faut cependant noter que cela n'immunise pas l'argent en lui-même contre l'incertitude et la spéculation. Quiconque obtient de l'argent spécule sur le fait que cette acquisition aura plus de valeur à l'avenir que n'importe quel investissement présent et que le pouvoir d'achat qui en découle sera satisfaisant. Bitcoin est peut-être un actif spéculatif, mais le dollar américain l'est aussi.
Conclusion
Étant donné que tous les actifs sont spéculatifs, y compris l'argent, il nous incombe d'examiner l'activité spéculative en fonctions des connaissances et des jugements employés dans le processus de spéculation, plutôt que de se fermer l'esprit en ayant recours à de la gymnastique linguistique.
Dans le cas de l'argent, il est possible d'évaluer à quel point les caractéristiques d'un bien lui permettent de faire face à différents types d'incertitude, que ce soit par le biais de ses propriétés naturelles ou par le biais de l'ingénierie humaine, de sorte qu'il ait une valeur marchande supérieure à tous les autres biens. Cela ne garantit pas l'adoption de ce bien monétaire, mais cela nous permet de comprendre les raisons de son adoption et d'emettre un jugement sur l'évolution future de son adoption.
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Article original : https://bitstein.substack.com/p/everyones-a-speculator
Auteur : Michael Goldstein (@bitstein)
Date de parution : 23 janvier 2023