Racines croisées #3 | Frappez un pavé du Soissonnais

RACINES CROISÉES | FEUILLETON FAMILIAL

Il n’est qu’un seul point fixe où l’homme soit vraiment lié, ailleurs il passe. Bernard Charbonneau, Le Jardin de Babylone.

Précaution d’usage : Tout ici est imaginaire, surtout le réel. [Avis aux férus d’histoire et de généalogie]

Troisième épisode : Frappez un pavé du Soissonnais

"Frappez un pavé du Soissonnais, il en sortira un Ferté." Dicton local. Ferté, patronyme d'une grande famille terrienne qui, par tout un réseau d'alliances patrimoniales, contrôle depuis longtemps l'agriculture d'un vaste territoire. Empire de grandes fermes qu'incarne ce pays, du plateau sud-picard, celui du Chemin-des-Dames [voir l'épisode précédent], à celui du Tardenois, sur l'autre versant de la vallée de l'Aisne, en direction de la Champagne, de la Brie et du Valois. Petit monde fermé des plateaux, dominant la vallée, ses bourgades, la plaine et ses petites fermes. Archipel, où de loin en loin, de proche en proche, de grande exploitation à grande exploitation, on se répond. Reliquats d'anciennes et puissantes féodalités, on l'on marie, de génération en génération, les hectares de blé avec les hectares de maïs, les hectares de pommes de terre avec les hectares de betteraves. Par centaines. La terre avec la terre, un point c'est tout.

Là, un pouvoir tectonique s'exerçant sur les terres, les communes, la société civile, les autorités, tant politiques que religieuses. Pouvoir dans le pouvoir. Du petit pouvoir local, le plus acéré, au plus grand pouvoir politique, le plus acharné. Par là, l'Aisne, lors de la grande mutation rurale des années soixante, s'est isolée pour maintenir une logique économique terrienne hors les grand axes de communication, tenant à distance l'implantation industrielle et faisant progressivement du département un désert humain, un no man's land social, économique, politique. Un non lieu. Mais par là aussi, à coup de quintaux de blé, de tonnes de betteraves et de pommes de terre, par centaines de milliers, de silos et de "coopératives", une société autarcique a prétendu obstinément préserver son identité, sa nostalgie de féodalité… et sa consanguinité. [1]

LE BAS BOUT DE LA TABLE

Voilà pour le panorama… Mais qu'en disait déjà vers 1900, mon grand-père maternel ? Jeune encore – il était né en 1882 –, bourrelier-sellier, il avait en charge la confection et l'entretien du harnachement des chevaux à la ferme de Hameret, sur le plateau du Chemin-des-Dames, œuvrant au fond de vastes écuries – là, 150 chevaux : 120 de trait, 30 de monte. Un mode de vie bien particulier qui l'avait marqué, lui, qui ensuite était devenu un petit artisan indépendant, fier de sa profession, obligé cependant des fermes qui étaient, en retour, ses obligées… tant qu'il y eut des chevaux. À la ferme, le rituel déjeuner, c'était toute une tablée, une trentaine de personnes, du maître au haut bout de la table, suivi de la maîtresse, des enfants, des contremaîtres, des domestiques, des ouvriers…, jusqu'à lui, à l'autre bout, le bas bout. À midi précise, la maîtresse s'annonçait aux écuries : "Henri (il se prénommait Jules mais depuis toujours on l'appelait Henri, son deuxième prénom) vous donnerez à manger aux cochons – c'était sa seconde fonction, pourvoir à la nourriture des porcs, nombreux, qui constituaient la base essentielle de l'alimentation de cette grande maisonnée – et vous viendrez 'maquer'." Manger, maquer, deux mots pour une même nécessité, s'alimenter. Une nuance cependant : le porc méritait de "manger", car il rapportait, tandis que, lui, le commis aux écuries, devait se contenter de "maquer" – c'était à peine moins péjoratif, mais plus correct, que "bouffer" –, car il ne rapportait pas mais coûtait ; on lui devait salaire, si modeste fut-il.

MARIE, DEBOUT SUR LE CALVAIRE

On criera à l'outrance… et pourtant ! À la même époque, à une petite vingtaine de kilomètres de là, à Septmonts, près de Soissons, sur l'autre versant de la vallée, dans une ferme comparable, une ferme-château, fortifiée jadis, une parente, du côté paternel, Hélène, veuve d'un instituteur mort jeune, avait du s'engager là comme gouvernante, pour survivre. Elle exerçait son office directement sous les ordres de la maîtresse et avait la haute main sur le petit personnel de maison. Sa seule intimité, la mansarde qu'elle occupait dans les combles, voisinant les chambres des autres domestiques qu'elle devait éveiller ponctuellement chaque matin. Mais c'était elle, qu'un peu auparavant, sur le coup de six heures, la maîtresse venait quotidiennement sortir du sommeil la première, martelant la porte, d'un péremptoire : "Marie – qu'importait Hélène, de toutes générations, la gouvernante se nommait Marie –, Marie, debout sur le calvaire !"

BRIGITTE

Cela peut sembler bien lointain, alors venons-en aux années cinquante-soixante. Toujours dans la vallée, entre Soissons et Compiègne, mes parents exercent leur artisanat [2] dans un gros bourg où prévaut encore une active industrie agro-alimentaire : sucrerie, distillerie, féculerie et première fabrique de "chips" en France, la "Vico". Les mêmes familles, les Ferté, contrôlent cet important pôle de "coopératives". Là aussi, dans un village voisin, une grande ferme, le propriétaire, d'une famille collatérale bien connue, est un notable notoire, maire, président des sociétés locales, de chasse, de pêche…, du crédit agricole, premier support aussi de la paroisse. De coutume, chaque lundi midi, le curé est y reçu à déjeuner et repart avec son dîner sous le bras. Pourtant un de ces beaux lundis de longue habitude, à midi, il s'annonce, pour une fois il n'est pas accueilli par les maîtres de maison, la cuisinière s'en vient : "Madame et Monsieur vous prient de les excuser, ils ont dû s'absenter." Elle remet au prêtre, soigneusement préparés, ses repas de midi et du soir. Interrogation, inquiétude du curé. Pourtant la voiture est bien là, devant la porte du garage. Retour à la cure, on téléphone, on interroge. Qu'est-ce qui vaut ce traitement ? Eh bien, la veille, dimanche, le malheureux ecclésiastique avait eu l'impudence – sans doute n'était-ce qu'imprudence – de baptiser la fille d'un ouvrier de la ferme du prénom de "Brigitte"… Or, "Brigitte" était déjà le prénom de la petite-fille unique des maîtres du lieu…

Révolu, dit-on, ce monde-là…

VincentSteven

[1] Un ami, dont la famille réside là depuis plusieurs générations, m'écrit avec grande justesse : "J'y reconnais bien l' 'esprit' local". Eh oui ! c'est bien cet esprit local qui préside chez ces gens-là. Merci Luc.

[2] Relisant, il me revient que la maison, sur la grand'place du bourg, où mes parents exerçaient leur activité, avait été jusqu'au début du siècle dernier un relais de poste pour la diligence qui assurait le service entre Compiègne et Soissons, suivant le vallée de l'Aisne. On y changeait de chevaux ; il y avait des écuries à cet effet. On pouvait s'y désaltérer, s'y sustenter, et même à l'occasion y dormir. Mon grand-père, le bourrelier-sellier, se souvenait y avoir fait étape à l'époque de mon récit, vers 1900. En outre, c'est cette même ligne de diligence que Gérard de Nerval avait empruntée, venant de Paris, via Senlis et Compiègne, pour visiter Soissons, tel qu'il est relaté dans le premier épisode. Jeu de correspondances.

À suivre…

Épisode #3, mis en ligne le 15/11/2025

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