entretien avec Corine Pelluchon ( le1hebdo, 332, 3 février 2021 )
February 4, 2021•1,794 words
« Il faut accueillir cette situation avec humilité »
Que révèle, ou réveille en nous, ce virus ?
Ce que la pandémie réveille, c’est notre angoisse de mort. Les individus ont peur de mourir, mais aussi de n’être rien et de ne rien laisser. Le besoin d’exister peut les rendre agressifs. Et comme on sème en eux depuis l’enfance les germes de la compétition, ils ont du mal à coopérer.
Comment qualifier la période que l’on vit ?
Ce virus est une zoonose ; il est la conséquence de nos interactions aberrantes avec les animaux, ce qui nous expose à des virus contre lesquels nous ne sommes pas immunisés. Cela ne devrait pas être une surprise et pourtant nous sommes dépassés : nous naviguons à vue, nous tous ainsi que les gouvernements qui, à mon avis, font ce qu’ils peuvent. Dans l’idéal, cela pourrait être l’occasion de réaliser, au niveau individuel et collectif, un inventaire afin d’examiner ce que nous voulons conserver et devons supprimer. Ce serait une épochè civilisationnelle.
Qu’entendez-vous par là ?
L’épochè désigne la suspension de l’attitude naturelle. Celle qui consiste à adhérer à ses croyances sans savoir que ce ne sont que des croyances. Nous avons tous des lunettes qui nous font voir le monde de manière partielle et partiale. Pratiquer l’épochè, c’est ôter ses lunettes, mettre entre parenthèses ses opinions pour les examiner de façon critique et reconnaître qu’il y a d’autres perspectives possibles. L’épochè est une ascèse qui permet de changer notre regard sur les choses et sur les êtres. Pour cela, il faut commencer par le doute, la prise de distance à l’égard de ses représentations et de ses habitudes. Cette pandémie pourrait nous pousser à pratiquer l’épochè à un niveau civilisationnel, car nous pourrions examiner nos pratiques dans le domaine de l’agriculture, de l’élevage, des transports, des échanges et voir si ce que nous faisons a du sens ou non.
Cet examen nous amènerait à changer nos manières d’être, de produire, de consommer. Ce ne serait pas le Grand Soir, mais nous pourrions nous affranchir de schémas usés et de modèles contreproductifs, pour promouvoir un nouveau modèle de développement plus soutenable, plus juste et plus convivial. Une telle attitude est celle des Lumières en ce que ces dernières désignent l’acte par lequel on s’interroge de manière critique sur son présent pour définir ses défis et se donner les moyens de les relever. Cela suppose le courage de la pensée qui repose, de Socrate à Husserl, sur l’interrogation critique, laquelle n’a rien à voir avec l’idéologie. Ni avec la contestation systématique, posture de ceux qui se soucient davantage de leur visibilité que du bien commun.
Comment agir devant la situation exceptionnelle, mais aussi déprimante, qui s’est ouverte avec la pandémie ?
Des changements drastiques dans les styles de vie et une réorientation de l’économie sont nécessaires. Cela exige aussi une décolonisation de notre imaginaire, qui est régi par ce que j’appelle le « schème de la domination » – à savoir une triple domination, des autres, et de la nature à l’intérieur et à l’extérieur de soi –, et qui transforme tout en guerre. Tous ces changements ne se feront pas de manière démocratique si nous en restons à la séparation entre la civilisation et la nature qui encourage une attitude de prédation à l’égard du vivant.
Si nous continuons à produire et à consommer comme nous le faisons aujourd’hui, il y aura d’autres pandémies et des problèmes écologiques qui entraîneront aussi misère sociale et chaos politique. Car nous faisons face à des menaces de tous ordres. Ce n’est pas un hasard s’il y a eu cet événement sidérant : la prise du Capitole, aux États-Unis, par des individus qui ne respectent pas les institutions démocratiques et continuent de faire confiance à un homme qui incarne le schème de la domination. La haine de la raison, le rejet des médiations, qu’il s’agisse des institutions de la démocratie représentative ou des canaux traditionnels du savoir, le complotisme, ce sont des armes de guerre qui servent à défendre un projet de société diamétralement opposé à celui des Lumières : il rive les individus à leur appartenance ethnique et s’appuie sur des préjugés racistes et essentialistes afin d’établir un ordre hiérarchique, voire théocratique.
Ce qui s’est passé aux États-Unis doit nous servir d’avertissement. Toutefois, il n’y a pas de fatalité. Identifier les menaces, distinguer les anti-Lumières, qui pourraient conduire à une inversion de la démocratie en fascisme, c’est se donner les moyens de défendre le projet d’émancipation des Lumières tout en contestant leurs présupposés anthropocentristes et dualistes. C’est promouvoir de nouvelles Lumières qui reposent sur la prise au sérieux de notre condition terrestre et charnelle, de la communauté de destin nous unissant aux autres vivants, et de notre responsabilité spécifique. Tout cela peut donner une armature conceptuelle cohérente à ce que j’appelle l’âge du vivant. L’intérêt pour l’écologie et la condition animale sont les signes avant-coureurs de cet âge qui pourrait ouvrir un horizon d’espérance.
Mais le Covid n’a-t-il pas justement rétréci notre horizon d’espérance, au point de nous empêcher même de penser notre avenir ?
L’espérance n’est pas innée et elle ne se confond pas avec l’optimisme. C’est un devoir et une méthode. Pensons à Kant quand il écrit en 1795 dans Vers la paix perpétuelle qu’il ne doit pas y avoir de guerre. Il sait qu’il y en a. Mais parce qu’il ne doit pas y en avoir, il se demande comment construire la paix.
Que nous apporte la philosophie dans la période actuelle ?
L’idée que changer ses représentations ne tue pas. L’idée qu’on ne pense pas avec son humeur, mais qu’on fait l’effort d’atteindre quelque chose d’universalisable, dont on ne peut avoir qu’une vision partielle, mais qui peut quand même toucher les autres.
Alors que la pandémie mondiale désorganise tout jusqu’à la vie intime, quelle injonction nous donne le virus ?
Ce virus ne donne pas d’injonction. Il nous invite à être plus modestes, à ne pas crier par-dessus les toits qu’on sait comment agir. C’est la leçon actuelle : personne ne s’en sort. Il faut accueillir cette situation avec humilité, ce qui ne signifie pas ne rien faire. Car il subsiste des fondamentaux.
Lesquels ?
Les quatre piliers des Lumières. D’abord la liberté de pensée, l’autonomie, la nécessité de s’affranchir de représentations périmées. C’est la clé pour un changement de société. Puis la démocratie, qui est fondée sur la liberté et l’égalité. Vient ensuite l’unité du genre humain, qu’on doit opposer aux nationalismes et aux tentations xénophobes. Enfin, la rationalité.
Ces notions doivent toutefois être reconfigurées. Il faut penser l’autonomie à l’aune de la vulnérabilité, la liberté à l’aune de notre responsabilité, et compléter les droits de l’homme par le droit des générations futures et des autres espèces à bénéficier de conditions de vie favorables. De même, la démocratie doit être décentrée, afin que les publics épars qui composent la société puissent dialoguer entre eux et avec les représentants, ce qui exige d’abandonner l’idéal cher au xviiie siècle d’un peuple formant une unité a priori. Quant à la raison, il importe de comprendre pourquoi elle est devenue calcul et s’est amputée de sa dimension morale.
Avant la pandémie on parlait de transhumanisme et même de rêve d’immortalité. Le Covid nous a-t-il ramenés à notre finitude ?
On n’a pas attendu le virus pour éprouver le deuil et avoir l’expérience, même indirecte, de la finitude. Cela dit, la toute-puissance et l’obsession de la maîtrise vont de pair avec le rejet de notre vulnérabilité et avec la difficulté à accepter l’imprévisibilité, l’altération, l’altérité. Au contraire, la prise au sérieux par l’être humain de sa finitude, mais aussi de sa dépendance à l’égard de la nature, de l’air, de l’eau, bref de sa corporéité, souligne la dimension relationnelle de nos existences, le fait qu’on a toujours un impact sur les autres, humains et non-humains, dès que l’on mange.
Quand nous approfondissons cette connaissance de nous-mêmes comme êtres charnels, la conscience d’appartenir à un monde commun plus vieux et plus vaste que nous, composé des générations passées, présentes et futures, du patrimoine naturel et culturel, change notre manière de nous percevoir. Ce qui nous unit aux autres, humains et non-humains, devient une évidence. C’est ce que j’appelle la considération, qui est le contraire de la domination. Elle s’exprime par le fait de reconnaître la valeur de chacun et de faire de la place aux autres, ainsi que par le désir de transmettre un monde habitable. Il n’y aura pas de sortie du schème de la domination sans une réconciliation avec notre condition terrestre et finie. Ce rapport à soi et au monde suppose l’humilité – qui vient de humus, « la terre » – mais aussi la conscience de sa faillibilité. Cela est clair pour nous qui sommes nés après Auschwitz, les goulags, Hiroshima, les crimes coloniaux. Nous devons avoir constamment à l’esprit que nous sommes vulnérables au mal. L’universalisme aujourd’hui ne peut pas être celui du passé, dont Lévi-Strauss disait qu’il était fondé sur l’amour-propre, car il cautionnait une séparation radicale entre l’humain et les autres vivants, qui contenait en germe bien des discriminations. L’universalisme aujourd’hui repose sur notre condition terrestre et sur le fait qu’il existe un seul monde avec une diversité des formes de vie et de cultures. C’est un universalisme inséparable d’un humanisme blessé.
Comment parlez-vous à vos étudiants pour les aider à passer ce cap difficile ?
Cet automne, je donnais par Zoom mon cours « Démocratie et responsabilité », à des étudiants en science politique. Ils voulaient situer mes opinions. J’ai répondu que la philosophie n’était pas un commentaire d’actualité. J’ai frustré leur besoin d’idéologie. Ils se sont pris au jeu, et dans leurs copies, qui étaient excellentes, j’ai retrouvé plusieurs fois cette phrase : « la philosophie n’est pas un commentaire de l’actualité », « il faut avoir le sens de la complexité ». Je me suis dit : en s’adressant à l’intelligence d’autrui, au lieu d’alimenter ses tendances « primaires », on arrive à des résultats. Les médias aussi devraient frustrer le besoin de clash, qui éclipse le désir de rechercher la vérité, un désir qui, lorsqu’il est nourri, élève chacun.
Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO