l' histoire et les récits ( Yohann Chapoutot )

Entretien [ le 1hebdo,n° 372, novembre 2021 ]
« Nous sommes orphelins de discours »
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Johann Chapoutot, historien

Dans votre dernier ouvrage, Le Grand Récit, vous faites le diagnostic d’une « faillite » des grands récits qui ont structuré l’Occident…

Ce livre est une proposition de lecture de l’histoire contemporaine qui interroge notre éternelle « quête de sens », notre besoin de (nous) raconter des histoires, mais qui réfléchit également à une certaine manière de faire l’histoire comme de faire de l’histoire.

Mon point de départ dans cette analyse des « récits du temps », pour reprendre l’expression de François Hartog, c’est le grand récit qui préexiste à tous les autres : le providentialisme chrétien. Depuis le Ve siècle et saint Augustin, on tente de donner sens au temps de la vie terrestre, un temps médiocre, décevant, un temps où le mal et la catastrophe dominent, en recourant au « providentialisme » : nous ne pouvons pas comprendre car nous sommes mortels, finis, Dieu, lui sait le sens et la justification de toute chose car il est infini. Cela fonctionne assez bien jusqu’au XIXe siècle, où ce Grand Récit unique commence à s’épuiser sous les coups de boutoir de la Révolution française, de la diffusion de l’alphabétisation et du raisonnement scientifique. La désagrégation finale de ce sens venu d’en haut, littéralement transcendant, se produit au sortir de la Première Guerre mondiale, précipitée par l’horreur des tranchées.

Pour combler ce trou béant, de nouveaux récits vont émerger. Ce sont les grandes idéologies du XXe siècle, ce que Raymond Aron appelle les « religions séculières » : le fascisme, le nazisme et le communisme stalinien, mais aussi le libéralisme. Il s’agit de propositions politiques sur l’organisation des pouvoirs et la répartition des richesses, certes, mais, au-delà de cela, ce sont aussi des discours existentiels, qui disent des choses sur notre origine, notre destination, notre rapport à la mort. Rapidement, ces nouveaux récits se heurtent cependant également à l’épreuve du réel, qui leur est fatale. Jean-François Lyotard, qui diagnostique « la fin des grands récits », observe cependant que le besoin de (se) raconter ne disparaît pas pour autant, bien au contraire. C’est pourquoi des « récits du temps », des discours de donation de sens plus fractionnés, plus fragmentés font aujourd’hui leur apparition – ce que j’appelle les « isthmes du contemporain » : djihadisme, complotisme, déclinisme, illimitisme, ignorantisme ou encore messianisme. Des discours mobilisateurs qui permettent, au sens propre, de passer le temps, de le supporter, voire de l’investir. Cette multiplication des récits correspond d’ailleurs à un paysage cognitif et communicationnel lui-même fragmenté : on n’est plus seulement soumis au sermon du dimanche ou à la doctrine du parti, mais on dispose des réseaux sociaux, des multiples chaînes d’information en continu…

Prenons l’exemple du déclinisme : comment ce récit s’est-il imposé et quel usage fait-il de l’histoire ?

L’obsession du déclin, qui désigne à la fois l’affaissement de la puissance économique, géopolitique ou militaire, mais aussi la décadence morale voire la dégénérescence biologique, est un élément structurant de l’imaginaire politique français. C’est un vieux refrain. Dès 1790, la droite contre-révolutionnaire développe un discours catastrophiste sur l’état de la France. Et on peut remonter encore plus loin : à Rome autour du Ier siècle avant Jésus-Christ et du début de notre ère, donc à l’apogée de l’empire, on ne cesse de dire que rien ne va plus et que c’était mieux avant !

Le déclinisme dans sa version actuelle n’a donc absolument rien d’original. Zemmour propose un discours catastrophiste, voire apocalyptique : rien ne va, le grand remplacement est en marche, les élites sont corrompues, la croissance est en berne, la France n’est plus ce qu’elle était… Mais ce discours s’adosse également à une vision flatteuse et fantasmée d’une histoire de France immaculée, où même ce qui apparaît être le plus abject, le plus médiocre et le plus criminel est en fait glorieux. Preuve en est sa réhabilitation du régime de Vichy. Le cas de la France, comme celui des États-Unis, le montre : les récits décliniste et messianique sont intimement liés, ce sont les deux faces d’une même médaille. C’est parce que l’on n’est jamais à la hauteur d’un idéal messianique que l’on se complaît dans la délectation morose, dans la contemplation de son insuffisance – cela a en partie fait le terreau de Trump.

Plus généralement, vous faites le constat d’une omniprésence de l’histoire en politique…

Oui, mais dans ce cas, il faut bien distinguer la structure et la conjoncture, l’histoire longue et l’actualité. Sur le long terme, cette utilisation de l’histoire en politique est présente depuis la Révolution française, qui a posé la volonté de structurer une nation, le peuple souverain, non plus par une transcendance (la théocratie des anciens régimes), mais sur le fondement d’une immanence (les citoyens libres qui s’unissent par un contrat social). Pour cela, il y a besoin d’un récit sur l’origine. Pourquoi ? Parce que le contrat social raisonne en termes de fondements rationnels. C’est un peu sec, cela manque d’affect, et les révolutionnaires eux-mêmes en ont conscience. Pour qu’il y ait de l’adhésion, de l’affect, il faut un récit des origines, il faut (se) raconter une histoire. C’est ce fameux roman ou récit national.

À court terme, on peut observer cette omniprésence de l’histoire dans le discours politique depuis l’offensive sarkozienne au début des années 2000. C’est intéressant car on voit que, face à un vide de récit, des gens comme Sarkozy, puis Hollande, et aujourd’hui Macron, qui n’ont pas de culture historique, qui ne pensent qu’en termes néolibéraux, managériaux, de « kits » et de « boîtes à outils » et dont les discours ne peuvent pas résonner largement dans la société, vont recourir très largement aux commémorations pour donner l’impression de « faire histoire ». Ils vont également invoquer pêle-mêle – Sarkozy le premier – la Résistance, Jaurès, Léon Blum dans un confusionnisme vertigineux... Mais là non plus, ils ne font pas illusion. C’est pourquoi des gens qui parlent vraiment d’histoire – même s’ils en parlent très mal –, et qui proposent un récit historique mobilisateur ont un tel succès, parce que nous sommes orphelins de discours. C’est par exemple le cas de Mélenchon qui, lui, maîtrise bien son sujet. Mélenchon est un orateur, un tribun nourri d’histoire, qui propose un récit très « IIIe République », adossé à ce roman national postrévolutionnaire. À l’opposé, vous avez Zemmour, qui incarne le discours purement contre-révolutionnaire, et qui reprend tout ce que ce qui a été laissé pour compte, tous les perdants de l’histoire, des contre-révolutionnaires des années 1790 jusqu’aux pétainistes des années 1950 qui ont armé l’extrême droite française. Mélenchon parle bien d’histoire et Zemmour en parle mal, mais ils ont tous les deux du succès parce qu’ils parlent d’histoire et proposent un récit.

Vous mettez également en lumière un nouveau type de récit : le « bullshitisme » ou « baratinage ». Quel rapport entretient-il avec la vérité et le fait historique ?

Le bullshitisme, qu’on peut définir comme le « grand n’importe quoi », est un régime de discours qui a été très bien étudié par le philosophe américain Harry Frankfurt dans son essai On Bullshit en 1986. Le « bullshiteur », c’est le stade avancé du menteur. Là où le menteur reconnaît encore l’existence de la vérité et choisit de dire le faux, le bullshiteur, lui, ne fait même plus la différence. Il obéit à un régime purement pulsionnel, spontané. C’est ce que Cicéron appelait le flatus vocis, la flatulence vocale. La seconde campagne de Trump, celle de 2020 pendant laquelle il s’enferme dans des mensonges sur la légitimité du vote alors même que cela ne sert aucun intérêt politique, est emblématique de cela. De la même manière, Zemmour s’enferme dans son négationnisme pro-pétainiste, ce qui n’obéit à aucune rationalité politique, sinon pour gagner un minuscule segment de l’électorat. Bien sûr, ce n’est pas nouveau. Mitterrand disait déjà de Chirac qu’il était capable de dire tout et son contraire en l’espace de quelques minutes. Mais aujourd’hui, les canaux d’information, ou plutôt de « locution », sont démultipliés. C’est la grande question de la structure communicationnelle et de la manière dont les messages se diffusent et se répandent, de leur « viralité ». On le voit particulièrement avec le complotisme, notamment aux États-Unis, où la conjonction entre un haut niveau de connexion technologique et la surreprésentation d’individus faiblement critiques, voire parfaitement idiots, a été la clé de la présidence Trump.

Que peut-on faire face à tous ces abus de l’histoire ?

Face à cela, il y a l’école. L’école dans les murs, qu’il convient de protéger à tout prix, mais aussi l’école hors les murs, c’est-à-dire l’activité publique des historiens à travers les conférences, les podcasts, les interventions médiatiques… En quoi consiste cette activité ? Il s’agit tout simplement de revenir aux faits, de souligner l’importance des faits et d’exercer son esprit critique en contextualisant les discours. Ce sont des choses si élémentaires que je rougis presque de les répéter, mais elles ont tendance à être un peu oubliées, occultées par une espèce d’écran de fumée communicationnel et promotionnel.

Vous encouragez également les historiens à « renouer avec leur être littéraire »…

Oui, je plaide pour un retournement du stigmate qui touche les « humanités ». Depuis les années 1950 ou 1960, lorsqu’on a commencé à former énormément de techniciens, d’ingénieurs puis de commerciaux, les littéraires ont été considérés comme inutiles, non productifs. Or, comme le dit Fernando Pessoa, « la littérature est la preuve que la vie ne suffit pas ». C’est la littérature, la philosophie, les sciences humaines qui nous permettent de nous situer dans le monde, et qui répondent à notre besoin de sens. C’est pourquoi mon livre est aussi un plaidoyer adressé aux historiens, pour renouer, dans leur manière de faire de l’histoire, avec l’imaginaire, le plaisir d’écrire et l’empathie, pour retrouver ce quotient d’humour, de second degré, de distance de soi à soi, qui peut faire envisager sa vie, sa fonction comme une fiction, sans jamais en être totalement dupe.

Propos recueillis par LOU HÉLIOT


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